J’ai du faire une petite recherche sur la notion de quartiers sans voiture, et je poste ici quelques résultats intéressants. L’idée en soi m’a déjà plu parce que la notion est l’un de ces trends porté par des associations d’idées comme « qualité de vie », « mobilité alternative », voire « solution idéale » ou « cauchemar absolu », tout ça de manière un peu abstraite. Quelqu’un parle forcément de Vauban, et forcément aussi on lui répondra que non, que ce n’est pas un bon exemple. Est-ce qu’on parle de 0 voitures? Mais alors, zéro voiture dans le quartier ou en général? Est-ce que les habitants sont choisis, ou contrôlés? Est-ce qu’on se retrouve avec un ghetto altermondialiste, « vert » ou à l’autre extrême avec un quartier où les parts modales ressemblent aux quartiers environnants mais qui se débarrasse seulement visuellement de ses voitures?…

Bon, ça demandait quelques éléments factuels. J’ai cherché dans la littérature et aussi dans quelques exemples de quartiers réalisés en examinant en particulier:

  • La population concernée
  • Le contexte urbain et l’offre de mobilité
  • L’organisation interne et les mesures prises
  • Problèmes / lacunes ou idées à suivre

Au-delà de ces quartiers, j’ai aussi examiné des exemples urbains (des mégapoles surtout) où la voiture est peu utilisée.

Types de quartiers « sans voitures »

Wikipedia propose déjà un classement pertinent en quatre types:

  • Centre-ville piétonnisés: sans voiture en surface, ne signifiant pas nécessairement une restriction sur le nombre de places de parc, pouvant être présentes en nombre dans des parkings souterrains [1]
  • Centres anciens sans circulation et sans parkings internes: les habitants et employés peuvent avoir des places de parc à l’extérieur de la zone, mais l’usage de la voiture est plus difficile. La logistique quotidienne s’organise essentiellement sans voiture.
  • Îles sans voiture: généralement touristiques, avec population faible (< 500h, dans beaucoup de cas <200). L’utilisation de la voiture est exceptionnelle, pour des déplacements planifiés sur le continent, et le fonctionnement est très peu comparable avec le contexte urbain
  • Quartiers « sans voitures » ou avec faible stationnement, conçus comme tels.

La dernière catégorie est celle de ce « trend » mal défini, ce désir ou cette répulsion.

« Sans voitures » = combien de voitures?

La commission pour l’utilisation du sol et la politique liée au logements du canton de Berne (Fonds für Boden- und Wohnbaupolitik, traduction approximative) a conçu une petite classification qui a été présentée à la journée d’études Wohnen und Mobilität, Mobilitätsplanung bei Wohnsiedlungen (2012)

  • < 0.2 places / appartement — autofrei – « sans voiture »
  • 0.2 – 0.5 places / appartement autoarm – avec peu de voitures
  • > 0.5 places / appartement — nicht nachhaltig – non durable

C’est intéressant de voir que le Fonds prend de la distance par rapport à l’exigence de dimensionnement standard en Suisse: au moins 1 place par 100 m2 SBP, soit à peu près 1 place par appartement, non réduit en fonction de la desserte, en le considérant non durable. L’idée en général est que le dimensionnement pour les appartements n’impacte pas directement la mobilité, parce qu’il peut être utilisé pour entreposer la voiture qui sort occasionnellement, alors que les déplacements quotidiens se font avec d’autres modes. Et comme la crainte est que les voitures des riverains utilisent « trop » les stationnements publics, il est exigé de construire des places selon le minimum « standard » ou adapté au contexte (hypercentres, par exemple).

Cadre légal, problématique

L’idée du « moins de place », voire « pas de place » ne correspond donc pas à la législation, et ces projets doivent trouver une solution pour contourner l’exigence du nombre de places. L’ATE a fait une excellente analyse de la problématique légale et des démarches possibles sous l’angle de la législation du canton de Berne.  Deux démarches possibles ont été décrites: la procédure de l’autorisation de construire (Baubewilligungsweg) et la procédure de la planification (Planungsweg), avec leurs domaines d’applications, avantages et contraintes.

Le processus dépendra de la législation cantonale. A Zurich par exemple, le projet Sihlbogen a été approuvé mais comme exception (67 places construites au lieu des 133 demandées).

Exemples de quartiers

Concrètement, donc! J’ai examiné une quinzaine de quartiers et j’en présente sept ici (sans le fameux Vauban!…). Ils ont été documentés par rapport:

  • Au nombre d’habitants et emplois
  • À la situation urbaine (centre, périphérie)
  • A l’offre en mobilité
  • Aux mesures complémentaires prises
  • Et au nombre de places de parc

>>> tableau (pdf A3)

 

Exemples urbains

Villes européennes

Dans la base de données EPOMM [2] (401 villes européennes, 12 non européennes), six ont une part modale voiture inférieure à 20% (Londres apparaît mais avec des valeurs concernent uniquement l’hypercentre, 11’300 habitants. La ville dans son ensemble (7.6 mio hab.) représente une part TI de 40%).

Sur ces villes :

  • Paris[3]: 12% de part modale voiture, sans surprise lié au coût généralisé de la voiture, en temps, argent et points de vie et aussi à un système de métro très efficace. La marche à pied passe quand même devant les autres modes (47% de part modale contre 33% pour les TC), et la part du vélo est faible (3%, surtout effet du Velib’).
  • Quatre villes de l’Est :
    • Brno[4], Pazardjik (BG) et Martin (SK), toutes avec plus de 50% de part modale TC – une offre héritée de l’époque communiste et la possession de la voiture qui n’a pas encore rattrapé des villes similaires d’Europe de l’Ouest
    • Peja, au Kosovo, avec une part modale de la marche estimée à 76%[5] et seulement 5% TC, résultat qui suggère une quasi absence d’offre et probablement une motorisation faible liée à un contexte économique difficile.
  • Bilbao, avec une offre TC très performante, un RER, un métro et des trams, plus un centre ancien où la circulation TI est très limitée. La ville a fait un effort important pour connecter ses centralités dispersées notamment avec le RER, et ré-insuffler une vie après la période d’activité minière[6]. Un tronçon d’autoroute traversant la ville a également été mis hors service[7], mesure très cohérente par rapport à la nouvelle orientation.

New York

NY-Times-Square-avant-apres-DOT

Times Square avant / après piétonnisation; photo DOT

54% des ménages ne possèdent pas de voiture, taux qui est généralement associé à une utilisation massive des transports publics[9]. Ce qui est intéressant c’est de voir que la répartition modale est très différente d’un quartier à l’autre : par exemple 5% de déplacements en voiture pour les actifs de Manhattan travaillant dans ce secteur de la ville, contre 75% des actifs de Staten Island ne quittant pas leur quartier[10]. Là aussi, l’offre TC joue un rôle important : 42% des trajets pour Manhattan (35% métro) et 14% pour Staten Island (seulement 2% métro).

Les parts du vélo et de la marche augmentent – l’administration Bloomberg a travaillé pour rendre les conditions plus confortables et plus sûres (VisionZero, aménagements piétons qui deviennent une référence, avec comme pointe de l’iceberg la piétonnisation du Times Square) – voir Making Safer Streets, le document du département des transports (DOT, nov. 2013). L’offre de vélos en libre-service a aussi joué un rôle (à noter l’effort d’impliquer et consulter les habitants, qui ont pu s’approprier un peu le projet). Les taxis restent un peu le symbole de la ville mais représentant une part modale assez faible (27.2 millions de trajets par an[11], soit 0.2% des trajets, en admettant que 2 passagers par course, en relation avec un total d’environ 22 milliards de déplacements annuels[12]).

Hong Kong

La mégapole représente une concentration extrême d’habitat et d’activités sur un territoire restreint[13], avec 250 km de métro (10 lignes). Le taux de motorisation est de seulement 50 voitures pour 1’000 habitants[14]. De nouveau un cas assez extrême de coût généralisé fort de la voiture et d’alternatives efficaces. Seulement 6% des trajets sont faits en voiture privée et le taxi compte pour un peu moins de 4%[15].

Shanghai

congestionLe taux de motorisation faible (73 voitures pour 1’000 habitants[16]) et la haute densité sont comparables à celles de Hong Kong. Mais la répartition modale est très différente – 21% de trajets en voiture ou moto, dont 11% pour les voitures conventionnelles, 5% scooter/moto et 5% véhicules électriques. On marche aussi beaucoup et on se déplace à vélo, 29% et 25% des trajets. Le « coupable » ou l’explication viennent de nouveau des TC – la part est faible pour une ville de cette taille (18%), et liée à une offre insuffisante. La ville construit un métro pour influencer l’usage.

 

Points de convergence

Dans les villes économiquement développées avec une part faible des déplacements en voiture, sans surprise deux facteurs importants jouent: difficulté / coût d’utilisation de la voiture ET un système de transports publics extrêmement performant. Les deux éléments sont importants, une bonne offre de transports publics ne peut pas suffire toute seule.

En général, ces villes ont aussi une « marchabilité » (walkability) élevée et de facilitateurs comme par exemple des systèmes de livraisons à domicile ou de car-sharing.

Selon l’étude Future urban mobility 2.0[17], les directions stratégiques sont  une excellente intégration / mise en réseau (seamless) et la praticité des solutions (high convenience).

Dans les quartiers « sans voiture », on retrouve l’aspect limitatif au niveau du stationnement bien sûr, et on constate de la même manière que là où le concept fonctionne bien, les habitants ont des alternatives concrètes.

 

Petite conclusion

Les exemples portent sur des réalisations à petite échelle (quartiers ou bâtiments isolés) et des systèmes de très grande taille (mégapoles). Là où les deuxièmes s’autorégulent, principalement par la contrainte d’utilisation de la voiture, les premiers ont besoin en général besoin d’un cadre plus strict, pour éviter une utilisation « sauvage » de la voiture. Dans certains cas, une situation urbaine exceptionnelle, une facilité à se déplacer à pied ou à vélo, une desserte TC très performante et des services complémentaires rendent la possession de la voiture presque incongrue, comme dans les mégapoles. Le risque de ces « îlots de qualité de vie exceptionnelle » est d’attirer une population monolithique, aisée financièrement, et d’aboutir à un « ghetto bobo ».

Ce post devient effroyablement long, je ne vais donc pas parler de la planification « sans voiture » de Hambourg, c’est à voir ici.

 

Sources d’informations et références

[1] Exemple, Louvain-la-Neuve, essentiellement piétonne, avec parkings et circulation souterrains; 10’600 hab., env. 11’500 places, dont 5’800 publiques (source: appli.mobilite.wallonie.be)

[2] http://www.epomm.eu/tems/

[3] http://www.epomm.eu/tems/result_city.phtml?city=201

[4] http://www.civitas.eu/content/brno-within-civitas-plus

[5] http://www.epomm.eu/tems/result_city.phtml?city=214

[6] Voir The Bilbao Effect – http://www.carfreeinbigd.com/2012/03/converging-parallel-geographies-analogy.html

[7] http://www.carfreeinbigd.com/2014/04/bilbao-spain-removes-elevated-inner.html

[8] http://www.epomm.eu/tems/result_city.phtml?city=347

[9] http://en.wikipedia.org/wiki/Transportation_in_New_York_City

[10] http://www.nyc.gov/html/dcp/pdf/transportation/peripheral_travel_image2.pdf

[11] http://www.statisticbrain.com/taxi-cab-statistics/

[12] 17.7 mio habitants * 3.5 déplacements /j * 365 j/an

[13] http://lsecities.net/media/objects/articles/urban-age-cities-compared/en-gb/

[14] http://www.thepep.org/ClearingHouse/docfiles/Making.Accessibility.Mass.Transit.pdf

[15] http://lsecities.net/media/objects/articles/urban-age-cities-compared/en-gb/

[16] http://lsecities.net/media/objects/articles/urban-age-cities-compared/en-gb/

[17] Arthur D Little + UITP, 2014 http://www.uitp.org/sites/default/files/members/140124%20Arthur%20D.%20Little%20%26%20UITP_Future%20of%20Urban%20Mobility%202%200_Full%20study.pdf

Photo de couverture: Harry Schiffer