Ça fait maintenant 4 mois que j’habite à Buenos Aires et que j’essaie de comprendre ce qui s’y passe du point de vue des transports (entre autres!). Je ne vais bien sûr pas prétendre que c’est fait, mais en regardant et en me renseignant un peu, j’ai pu sortir quelques chiffres intéressants et quelques pistes d’explication. Premier post à ce sujet, il y aura sûrement des compléments.

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Autoroute, partie urbaine (situation: https://goo.gl/maps/fLRbA), vue direction Nord

Dans ce post:

  • Deux mots sur le contexte, un survol qualitatif
  • Quelques chiffres et détails complémentaires
  • Et enfin quelques pistes pour le « pourquoi » et les mécanismes en jeu.

 

Le contexte en deux mots

Ville et réseaux

La ville a 3 millions d’habitants (Ciudad Autonoma de Buenos Aires, ou CABA), et son agglomération (RMBA) 13 millions, chiffres relativement stables sur les 20 dernières années. La CABA encerclée par une autoroute périphérique, principal distributeur de flux TI en relation avec la province. L’intérieur de la ville est quadrillé et desservi par des avenues importantes et des axes de desserte. L’impression générale est que le trafic prédomine. Il est dense aux heures de pointe (étalées), avec des congestions importantes sur des infrastructures généreuses pour la voiture. L’air peut littéralement avoir le goût de gaz d’échappement. Aux heures creuses, le trafic est beaucoup plus rapide et utilise une part réduite du réseau routier, rendant encore plus visible l’utilisation de l’espace public pour la voiture.

La ville est aussi desservie par un réseau de trains régionaux radial complexe, vers plusieurs gares. Le train est très bon marché et aussi très lent et peu confortable. Six lignes de métro couvrent la partie très centrale (en orange sur l’illustration plus bas). Le service est efficace en termes de temps de parcours et de fréquences, mais saturé aux heures de pointe et inexistant le soir (fin de service entre 21h et 22h30, selon les lignes; la ligne B n’opère par ailleurs pas le samedi après-midi et le dimanche).

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Desserte train et métro de l’agglomération

L’offre TC repose aussi et surtout sur un réseau de bus très dense – environ 90% de tous les axes sont utilisés par les bus. Plus de 100 lignes, de dizaines de compagnies différentes. Un service 24h/24, mais sans horaire et sans gestion de fréquence. Peu fiable aux heures de pointe surtout, quand les véhicules sont pris dans le trafic. Les interfaces sont par ailleurs peu ergonomiques et peu ou pas balisées, rendant les connexions difficiles.

La ville a commencé à construire des infrastructures BRT performantes (Metrobus) mais le service reste handicapé par le paiement par carte sans contact à l’entrée du véhicule.

Les aménagements piétons et vélos progressent – le vélo se présente surtout comme une success story: 130 km de pistes cyclables ont été construits entre 2009 et 2013, et ont fait passer la part d’utilisateurs réguliers de 0.5% à 3% durant la même période (chiffres: Gouvernement de la Ville de Buenos Aires). 130 km paraît élevé, mais forme de fait un réseau relativement peu dense et discontinu, dans une ville aussi grande. Les aménagements piétons comptent des piétonnisations dans l’hypercentre et des interventions sur le modèle new-yorkais, quelques carrefours ont été réduits de manière simple pour offrir plus de place. L’accessibilité aux personnes à mobilité réduite est encore largement insuffisante.

 

Chiffres et détails

Parts modales, trafic TI et TC, modes doux

Parts modales: Selon les données de la Ville (présentation de septembre 2014), 5 millions de personnes se déplacent quotidiennement intra muros. 2.95 millions de ces trajets sont en relation avec l’extérieur, avec 40% des déplacements motorisés effectués en voiture et 60% en TC. Les chiffres piétons et vélos ne sont pas communiqués et représentent probablement une part faible. A l’intérieur de la ville, la voiture représente 33%  des modes motorisés. A l’intérieur des déplacements TC, le bus prédomine (75% des trajets TC).

Globalement, le trafic automobile représentait 51% de tous les trajets en 2007, contre 33% à Sao Paolo, par exemple (CAF, Observatorio de Movilidad urbana, 2012) ou 6% à Hong Kong (lsecities.net). Les flux accédant en ville via les autoroutes a augmenté depuis la crise de 2001, avec une stabilisation dans les dernières années.

Capture d’écran 2015-01-02 à 11.49.22Les immatriculations continuent d’augmenter. Nous les représentons plus bas indexées par rapport à 2002, année qui a présenté un creux historique en raison de la crise économique sans précédent. Pour illustrer l’effet de cette dernière, nous les représentons avec l’évolution de l’épargne domestique brute[1] – il en ressort que la croissance des immatriculations croît plus rapidement que l’épargne, illustrant probablement l’importance de la possession d’un véhicule ou du rachat d’un véhicule vendu au moment de la crise.

TI-immatriculations

La pollution de l’air est importante – les mesures 2013 de l’OMS [2] indiquent 16 mg de particules fines par m3 d’air en ville, bien au-delà des 10 considérés comme « raisonnables » (cette valeur n’étant bien sûre pas sûre, les particules s’accumulant dans les poumons ou traversant les membranes pulmonaires pour se retrouver dans le sang).

Les flux TC progressent de manière plus lente – ici une vision indexée, avec les données des billets vendus.

Flux TI-TC indexés 2002

Pour le vélo, un réseau de pistes cyclables est apparu depuis 2009. 130 km ont été construits, valeur qui semble élevée mais qui signifie un réseau relativement peu dense et aussi discontinu par endroits. Mais les pistes ont le mérite d’exister même si elles sont souvent envahies par les containers ou les poubelles ou les voitures et que les défauts de bitume peuvent être piégeux. Le réseau répond à une consultation de la population ayant montré notamment que l’insécurité sur la chaussée était le principal facteur de non utilisation.

 

Explications, pistes

Politique, relations urbanisme et transports

Quels éléments ont dirigé Buenos Aires sur une piste largement différente de celle qu’ont prise d’autres grandes métropoles ayant maitrisé leur trafic routier? Plusieurs papiers bien documentés ont été publiés, sur le cas de la mobilité de Buenos Aires et cette présence importante de la voiture, notamment Cuestiones territoriales en la región metropolitana de Buenos Aires (2010, [3]) et Movilidad y Pobreza: Una prioridad para el Area Metropolitana de Buenos Aires (2012, [4]).

En ressort un jeu de mécanismes assez passionnant. Complexe, forcément, que je tente de synthétiser ici:

Développement urbain non concerté avec les transports

Le premier élément est un développement de l’agglomération tentaculaire, certains auteurs parlant même de « tache d’huile », principalement dans la deuxième moitié du 20e siècle. La suburbanisation a consommé du terrain auparavant agricole et surtout produit des quartiers peu denses, difficiles à desservir en transports publics.

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Contrairement à la plus grande partie du pays, l’agglomération de Buenos Aires a bien une réglementation sur l’utilisation des sols, mais celle-ci est se révèle facilement contournable. Elle a été contournée entre autres par de nombreux promoteurs de quartiers privés, clôturés, énormes îlots d’une vie résidentielle haut standing, accessible en voiture et connectée aux autoroutes, participant aux augmentations de trafic et à la fragmentation du territoire et à l’étalement de l’agglomération au détriment des zones rurales / d’activité, ou des centralités mixtes existantes. (Sonia Vidal-Koppmann, La reestructuración de las áreas metropolitanas en America Latina, in: [3]). Quelques images glanées sur internet:

Depuis 1998, l’Etat demande une étude préliminaire pour les quartiers privés de plus de 4 ha (dans la partie urbanisée) et 16 ha (en dehors). Ce document traite d’aspects urbanistiques et paysagers mais n’aborde les transports que du points de vue du trafic automobile (Sonia Vidal-Koppmann, La reestructuración de las áreas metropolitanas en America Latina, in: [3]).

Au sujet du laisser-faire, il est a remarquer que certains des quartiers privés, notamment Santa Catalina et Nordelta, ont été construits sur d’anciens cimetières indigènes (!), dont les corps ont été déplacés, bien sûr sans l’accord du peu de descendants de ces populations. Des manifestations importantes ont été organisées mais n’ont pas empêché ces développements [5].

Par ailleurs, l’Etat a participé directement à ce développement déconnecté du réseau de transports en construisant des quartiers résidentiels destinés aux personnes à faible revenu mais de manière souvent peu dense, non mixte et non connectée aux transports publics. Ces développements ont été décidés dans le Plan Federal de Vivienda, dont les deux premières étapes prévoyaient 420’000 logements, dont 133’ooo pour le grand Buenos Aires (Raquel Perahia, Los actores públicos y privados en la región metropolitana de Buenos Aires, in: [3]).

Quartier Santiago de Estero, l'un des développements du Programa Federal de Vivienda. Source: skyscrapercity.com

Quartier Santiago de Estero, l’un des développements du Programa Federal de Vivienda. Source: skyscrapercity.com

Un exemple frappant de développement non concerté est le fait que nouveau quartier de Puerto Madero, « city » vis-à-vis du centre, a été construit à proximité du centre, à l’échelle de la ville, mais sans que le réseau de métro ne soit étendu, alors que le « poids » de ce développement l’aurait certainement justifié. Les stations les plus proches se trouvent donc à 1 à 2 km.

 

Relation entre les nouveaux quartiers et le réseau routier

Le réseau des autoroutes a également été développé en grande partie par des investisseurs privés, souvent étrangers. Une coordination a été recherchée entre le réseau routier, les nouveaux quartiers privés et les centres commerciaux et de loisirs, renforçant le rôle de la voiture comme premier moyen de transport des classes moyenne / aisée (Sonia Vidal-Koppmann, La reestructuración de las áreas metropolitanas en America Latina, in: [3]).

Sonia Vidal-Koppeman cite également Horacio Torres, pour qui l’installation des classes moyennes et aisées en périphérie était largement induite par les autoroutes, de la même manière que le phénomène de suburbanisation des classes plus défavorisées avait été liée au réseau ferroviaire (document source, espagnol).

 

Ségrégation sociale

Alors que les quartiers privés et huppés se développent (environ 500, en 2011), les populations défavorisées sont reléguées en 3e couronne, à plus d’une heure de train du centre, ou dans quelques « villas miseria » précaires plus proches du centre. Par rapport à la carte 1947-1991, plus bas, la ségrégation apparaît plus marquée, avec le développement de zones de plus haut revenu et la concentration des secteurs à plus bas revenu au Sud et au Nord-Ouest de l’agglomération, en troisième couronne.

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Pourcentage de familles habitant les « villas », zones défavorisées, par secteur

Typologie des zones urbaines et implantation des quartiers privés et des « villas miseria », 1947 – 1991

 

 

Détérioration de l’offre de transports publics

Le faible engagement se manifeste aussi pour les transports publics: volonté faible de maintenir et développer le réseau ferroviaire local et le métro (vitesses faibles, pour le premier; couverture insuffisante et saturation, pour le second), pas de contrôle sur l’offre bus, décidée et planifiée par un nombre important d’entreprises (couloirs décidés selon rentabilité, pas d’horaires, pas de standard d’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite). Les investissements sont passés d’environ 130 pesos argentins par habitant et par an, au début du 20e siècle, à 8 dans les années 50, pour se stabiliser près de cette valeur [6]. L’offre se détériore, pour le train et le métro, ou suit une logique économique, pour les bus. Elle n’accompagne pas le développement de la ville et les conditions de déplacement sont souvent éprouvante. Il faut tout de même signaler la réalisation de portions de couloirs BRT (Bus Rapid Transit), qui représentent cependant une part faible des parcours et restent assez peu efficaces en raison du système de billetterie (carte sans contact présentée à l’entrée du véhicule).

Les TC sont donc devenus de facto « le mode de transport du pauvre », ou celui d’un public captif. Ceci pourrait sans doute expliquer que le quartier huppé de Puerto Madero, proche du centre, n’ait pas justifié une extension du métro. Les secteurs concentrant la population à bas revenus, dans la troisième couronne, se retrouvent non seulement dépendants des TC mais tributaires des temps de parcours de plus d’une heure vers la gare urbaine terminus de la ligne, facilement doublé avec des changements métro ou bus.

L’élément TC est primordial – l’expérience montre que les mégapoles qui se développent en ne faisant pas exploser le trafic  (Hong Kong, Tokyo, Paris …) comptent sur des systèmes de transport de masse efficaces, interconnectés, adaptés aux différences d’échelle et ergonomiques. A noter aussi que dans ces villes, l’utilisation du transport public est une alternative valable pour différentes classes sociales – il n’est pas le mode « parent pauvre », utilisé quand on n’a pas le choix d’une autre mobilité.

 

Manque de place pour la mobilité douce

Dans une ville comme Buenos Aires, la marche devrait être le complément idéal du transport public, et le vélo pourrait jouer un rôle beaucoup plus important, vu la topographie plane, avec laquelle un rayon d’action de 5 ou 10 km est parfaitement possible. Dans les faits, malgré les améliorations dans l’hypercentre, les infrastructures sont souvent étriquées et le confort est limité – trottoirs étroits et encombrés, souvent inaccessibles aux personnes à mobilité réduite, et grande pression du trafic aux traversées (les tourne-à-droite / gauche sont permis en règle générale en conflit avec la traversée piétonne et se font souvent à vitesse élevée ou en « poussant » les piétons).

La place, le confort et la lisibilité devraient être au centre de l’attention pour les principales interfaces, qui montrent pourtant souvent des limites importantes (gabarits limités, cheminements peu intuitifs, signalisation manquante).

 

En conclusion

Une ségrégation importante apparaît, en termes d’habitat mais également de modes de transport. Raquel Perahia et Sonia Vidal-Koppmann citent parmi les problématiques [7]:

  • Un manque d’objectifs et de politiques claires et suivies
  • Une absence de politiques territoriales
  • Un manque de personnel [de l’Etat] et un faible niveau de compétence
  • Une carence dans l’échange d’informations entre organisations
  • Le clientélisme

Ces éléments ont notamment donné une grande latitude aux investisseurs privés, qui ont poursuivi des objectifs axés sur le profit, avec des conséquences lourdes pour la mobilité dans toute l’agglomération de Buenos Aires, avec une domination du trafic automobile et la marginalisation des utilisateurs des transports publics, plus ou moins clientèle captive. François Ascher estime indispensable à ce que la société se dote de nouveaux instruments visant à dompter cette révolution urbaine [8], le laisser-faire et la logique de marché ayant clairement montré leurs limites. La coordination urbanisme-transports et une action forte pour changer les performances et l’image des transports publics semblent indispensables et auront besoin d’une entité coordinatrice d’agglomération qui manquait jusqu’ici.

 

Notes et références

[1]  Source: La Banque Mondiale, cité par: Perspective Monde, Université de Sherebrooke

[2] Données OMS citées par InfoBAE (Espagnol)

[3] Sonia Vidal-Koppmann et Raquel Perahia (Directrices de publication); Cuestiones territoriales en la region metropolitana de Buenos Aires. Editions de la Faculté d’Architecture, Université de Buenos Aires, et Editorial Nobuko, Buenos Aires 2010, pags 128, ISBN 978-987-584-305-9

[4] Liberali A., Vidal-Koppmann S. y Orduna M. (Directeurs de publication); Movilidad y pobreza. Una prioridad en la agenda metropolitana, Editions CETAM/FADU, Buenos Aires 2012, pags. 384. ISBN 978-987-33-2242-6.

[5] http://argentina.indymedia.org/news/2013/02/830579.php (Espagnol)

[6] Un análisis de la inversión en transporte en Buenos Aires, Ing. Roberto Agosta e Ing. Juan Pablo Martínez, dans le cadre du XVI CONGRESO ARGENTINO DE VIALIDAD Y TRÁNSITO (Espagnol)

[7] Hacia nuevas políticas de ordenamiento territorial y desarrollo urbano (Espagnol), traduction libre; source: [3]

[8] Los nuevos principios del Urbanismo, Madrid 2004, Alianza Editorial

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